Mosul, portraits de guerre

En suivant une escouade des forces spéciales irakiennes, Olivier Sarbil dépeint, dans son documentaire « Mosul », la bataille survenue dans la ville éponyme huit mois durant. Projeté le jeudi 5 octobre en avant-première au Prix Bayeux-Calvados, le film se démarque en s’attardant sur le point de vue des hommes qui mènent ce conflit.

Olivier Sarbil (à gauche) lors du débat qui a suivi la projection, avec Loïc Berrou, Gwendoline Debono et Laurent Van der Stockt.

« Tant que le coeur bat, il y a de l’espoir. » C’est sur ce leitmotiv, prononcé à de nombreuses reprises par les soldats irakiens, que s’ouvre Mosul. Il reflète la décision du réalisateur de placer l’humain, plus que le combattant, au centre de son film. Olivier Sarbil construit son récit sur le quotidien d’une escouade de dix hommes. Quand ils ne fêtent pas la libération d’un quartier, les soldats racontent, face caméra, les raisons de leur engagement dans l’armée et leur vision du conflit.

Seul sur le front

Le réalisateur a choisi de partir seul et sans traducteur pendant près de six mois sur la ligne de front, ce qui lui a permis de créer des liens forts avec les soldats, empreints d’empathie. Il n’hésite par à les filmer au téléphone avec leur famille, ce qui rappelle leurs statuts de père, mari et amant. Un procédé narratif qui semble parfois intrusif, mais qui sert toujours les propos du réalisateur.

Une part importante des scènes de bataille dévoile la complexité des relations qu’entretiennent militaires et civils. La présence des Mossouliens illustre les difficultés des forces armées à reprendre la ville : elle complique leur progression et les soldats redoutent qu’il y ait des terroristes parmi eux. Cette méfiance règne dans tous les esprits et est parfois à l’origine de violences à l’égard des habitants. Une scène montre notamment des militaires forcer un habitant à regarder dans la rue pour voir si des membres de Daesh s’y trouvent, pendant que d’autres menacent un enfant pour qu’il leur livre l’identité de partisans de l’État islamique.

Ces pratiques, en complément d’exactions déjà commises par l’armée irakienne par le passé, ne rendent que plus paradoxal le rapport entre militaires et civils : les deux camps doutent en permanence des intentions de leurs interlocuteurs. Le face caméra des membres de l’escouade est d’ailleurs l’occasion pour eux de déplorer ces pratiques.

Entraîné pour tuer

Le film témoigne de la haine de l’armée irakienne envers son ennemi. Amjad, sniper de l’escouade, calcule le nombre de ses victimes et s’en vante. Comme ses camarades, il est entraîné pour tuer, ce qui n’est pas sans conséquences. Dans les dernières interviews, les combattants rapatriés avant la fin du conflit se confient sur le stress-post traumatique dont ils sont l’objet.

Olivier Sarbil affiche dans Mosul des partis-pris techniques qui tendent parfois vers la fiction, que ce soit par la narration, la photographie ou la musique, composée par Grant Marshall et Stew Jackson du collectif Massive Attack. Le film parvient toutefois à garder sa crédibilité grâce à l’implication louable du réalisateur sur le terrain.

Briac Julliand

Une exposition pour fixer la mémoire de Bakhtiyar Haddad

Depuis le 2 octobre et jusqu’au 29, une exposition photographique est consacrée à Bakhtiyar Haddad au musée Mémorial de la Bataille de Normandie, à Bayeux. Ce journaliste et fixeur irakien a perdu la vie le 19 juin dernier, à Mossoul. Portraits de l’homme, reportages auxquels il a contribué, extraits vidéos de sa vie… L’exposition retrace son parcours, étroitement lié au conflit au Kurdistan irakien.

Le casque sur les oreilles, un visiteur s’isole pour regarder la vidéo sur le parcours du fixeur. © Jordan Guérin-Morin

L’exposition « Bakhtiyar Haddad, 15 ans de guerre en Irak » est un enchevêtrement. Des clichés de guerre et des moments de vie, plus calmes, avec le fixeur d’Erbil. Mais la visite n’est pas seulement photographique. Le spectateur y retrouve des vidéos, des textes d’hommage et des reportages publiés dans la presse française sur le conflit irakien.

Sur les murs, la cohabitation semble naturelle. « Bakhtiyar était aussi à l’aise dans le souk que sur la ligne de front », raconte Jean-Pierre Canet, ancien rédacteur en chef d’Envoyé Spécial, dans l’une des vidéos. Ce journaliste et fixeur décédé en juin dernier était un expert. Incontournable pour les journalistes occidentaux qui souhaitaient enquêter sur le front irakien.

Sur la photographie en haut à gauche, Bakhtiyar pose avec sa bien-aimée Mercedes. Sur les trois autres, la guerre. © Aurélien Defer

« Une vie incroyable »

François Hume-Ferkatadji, journaliste free-lance et correspondant pour Radio France en Egypte, est venu « découvrir le personnage » de Bakhtiyar Haddad. Devant ses yeux, certaines photographies du fixeur datent de 2003, sa première expérience en tant que fixeur. D’autres, bien plus récentes, prises en 2017. On le voit sur un toit de maison, en Irak, ou assis sur une chaise aux côtés du journaliste Samuel Forey. 

Au fil de la visite, on retrouve les photographies des journalistes ayant collaboré avec Bakhtiyar Haddad. © Aurélien Defer

Presque 15 ans sur le terrain à accompagner les journalistes internationaux. « Il a eu une vie incroyable, c’est rare d’être fixeur aussi longtemps », commente François Hume-Ferkatadji. « Nous, on ne le connaissait pas, mais tout le monde dit qu’il était le meilleur », poursuit le journaliste.

Une réputation que Bakhtiyar Haddad a forgé au fil de ses nombreuses collaborations avec des journalistes français : Martin Weill, Luc Mathieu, Véronique Robert, Arnaud Comte… Sous les photographies, de courts textes écrits par ceux qui le connaissaient le mieux. « Avec Bakhtiyar Haddad, on se sentait imbattable », décrit Samuel Forey.

À l’entrée de la salle, on découvre le visage de Bakhtiyar Haddad. © Aurélien Defer

Pourtant, à aucun moment, on ne rentre dans l’intimité du fixeur décédé, toujours rattaché au contexte politique irakien. Sans jamais tomber dans le pathétique, les photographies et les reportages de l’exposition défilent. Le visiteur voit les choses évoluer. À la fois Bakhtiyar Haddad, qu’il voit changer physiquement – malgré son sourire qui demeure – et la situation au Nord de l’Irak. 

L’exposition se clôt sur le décès des trois journalistes : Bakhtiyar Haddad, Véronique Robert et Stephan Villeneuve. Un dessin de Plantu, un portrait des deux reporters d’Envoyé Spécial et un sentiment amer. Leurs trois noms ont été gravés, jeudi 5 octobre, sur la stèle du Mémorial des reporters.

Sur la stèle, le nom du fixeur, aux côtés de ceux des deux journalistes d’Envoyé Spécial, décédés avec lui en juin dernier. © Aurélien Defer

Aurélien Defer

L’impossible retour des ex-enfants-soldats ougandais

L’écrivain franco-états-unien Jonathan Littell effectue ses premiers pas dans la réalisation avec « Wrong Elements ». Projeté au cinéma le Méliès de Bayeux, son documentaire évoque le devenir des enfants enlevés en Ouganda à partir de 1989. Il retrouve, 25 ans après, un groupe d’amis forcés à servir les intérêts de « l’Armée de Résistance du Seigneur » (LRA) opposée au pouvoir central.

Sa chemise multicolore sur les épaules, Nighty parle tranquillement. « J’ai vu une fille se faire fusiller parce qu’elle avait refusé un homme de 50 ans. » Comme beaucoup d’autres en Ouganda, Nighty a été enlevée par la LRA alors qu’elle n’avait que 13 ans. Depuis sa sortie du bush*, elle s’acharne à retrouver une vie normale. Pour son premier long-métrage, Jonathan Littell a choisi de s’intéresser à ces ex-enfants-soldats. Pendant un an, il s’est imprégné de leur quotidien, a travaillé avec des chercheurs et a suivi l’armée pour mieux comprendre ce conflit. 

En 25 ans, près de 60 000 adolescents ont été victimes de ce mouvement rebelle nommé LRA. « Guidé par des esprits », le jeune insurgé Acholi, Joseph Kony, a formé au fil des années une véritable armée en rébellion contre le gouvernement ougandais de Yoweri Museveni. Dans un seul but : créer un État fondé sur sa propre interprétation des dix Commandements de la Bible. Si le soutien populaire fut croissant, le mouvement n’a ensuite cessé de s’affaiblir. Aujourd’hui, il reste 200 membres actifs de la LRA. Joseph Kony, toujours en liberté, est visé par un mandat d’arrêt international depuis 2005, pour crimes contre l’humanité.

« On reste, on souffre, mais au moins on ne meurt pas ». 

Dans la ville de Gulu, au nord de l’Ouganda, le bruit des motos et des voitures est assourdissant. C’est ici que se retrouvent Mike et Geofrey, deux anciens enfants-soldats de la LRA, arrachés à leur famille respective à l’âge de 12 et 13 ans. « Les gars du bush ! », s’interpellent-ils en riant à gorge déployée. Le réalisateur Jonathan Littell les incite à retourner sur place pour reconstituer des scènes quotidiennes afin de solliciter leur mémoire. 

Ensemble, ils racontent leur passé sans tabou. Lucides. Souvent, ils en plaisantent. « C’est ici qu’on m’a tiré dessus », se souvient Geofrey, un immense sourire sur les lèvres. Malgré son humour d’apparat, il reste profondément marqué. Tant par les crimes qu’il a commis que par ceux qu’il a subi. Geofrey se souvient de sa première victime avec émotion. « Je me suis habitué à tuer, tuer n’est plus un crime après ». Tiraillés, ils sont souvent décrits comme des « bourreaux-victimes ». Les pauses musicales sur fond de forêt ougandienne sont de courtes respirations.

Lorsqu’ils reviennent dans le bush, les souvenirs affluent. Incapables de se dissiper. Dans la nuit, Geofrey voient les fantômes de ses victimes le hanter. Ses yeux, asséchés par la chaleur du bush, ne pleurent plus quand il se confie. Seul face à la caméra de Littell, il laisse paraître ses émotions. Et c’est là la force du réalisateur qui arrive à isoler ses interlocuteurs pour les faire parler sans filtre.

Premiers pas aboutis

Sur les 60 000 enfants enlevés par la LRA en Ouganda, moins de la moitié sont revenus vivants. Du moins survivants. Des années après leur retour, Nighty, Geofrey, Lapisa et Mike sont encore considérés comme des « wrong elements », discordant avec leur environnement. Ils n’ont jamais vraiment réussi à se réintégrer hors du bush, dans une société qui n’oublie pas leurs actions passées. 

Jonathan Littell réussit, avec son premier long-métrage, à dépeindre une réalité complexe et à livrer des témoignages rares. Malgré la forte volonté du cinéaste, le documentaire a du mal à rendre accessible la situation en Ouganda, méconnue du grand public. « Wrong Elements » touche presque une dimension philosophique. Brouillée comme les pistes dans le bush, la frontière entre le bien et le mal est bel et bien à l’intérieur de ces ex-enfants-soldats. 

Mathieu Marin et Aurélien Defer

* Bush : Arrière-pays peu habités de savane ou de forêts. C’est aussi l’endroit où la LRA se cachait et se cache encore.

 

 

Adriane Ohanesia dévoile un Soudan du Sud à l’abandon

Photographe pour Reuters, Adriane Ohanesia travaille essentiellement au Soudan du Sud. Son exposition intitulée « Point d’ébullition – Sud-Soudan et secteurs du Soudan contrôlés par les rebelles » est le résultat d’un travail effectué de juillet 2011 à mars 2017. 55 clichés du quotidien de populations confrontées à un conflit peu connu du grand public.

Adriane Ohanesian a su transmettre de façon remarquable la dureté du conflit et la détresse des populations. © Roxane de Witte

Des combattants à la terrasse d’un café ou fêtant une victoire, les premières photos de l’exposition donnent le ton. Occulter les combats pour montrer le quotidien des populations, non sans violence, est le parti pris d’Adriane Ohanesia. Des évocations d’avant ou après combat, nous laissant imaginer les échanges de tirs ou d’explosifs, dont les conséquences sont, elles, montrées de manière explicite. 

Le plus ancien cliché exposé symbolise le point de départ du conflit. La photo présente des drapeaux sud-soudanais, jonchant le sol, après la première fête d’indépendance, le 9 juillet 2011. La photographe montre un lieu désert où seuls les restes de la fête subsistent. Symbole d’un pays à l’abandon et fui par sa population. 

Une violence présente au quotidien

La photo des drapeaux soudanais dispersés au sol est suivie de cinq photos évoquant les réfugiés. On ressent toute leur détresse, poussés par l’envie de fuir la guerre mais confrontés à une organisation humanitaire débordée. Pourtant, dans ces conditions, ce sont des scènes presque quotidiennes, avec la réalité d‘une organisation du travail. Alors que les femmes pendent le linge sur les barbelés du camp ou vont chercher de l’eau, les enfants et leurs mères attendent les rations alimentaires, que les hommes se chargent de porter. Des populations, également affectées par le climat et le choléra, deux phénomènes mis en valeur par une saisissante flaque d’eau stagnante constellée de mouches, au sein même d’un camp de réfugiés.

Comme une invitation à se poser des questions sur l’aide humanitaire apportée à ces populations. Toutes, surveillés par des Casques bleus, révélant une violence présente sur chaque photo. Vision accentuée par des clichés poignants de villageois fuyants leurs maisons détruites et se terrant dans des grottes pour se protéger des bombardements. 
De photo en photo, Adriane Ohanesia expose le quotidien des populations, sans oublier toute la violence de la guerre. Elle reste suggérée.

L’exposition ira néanmoins plus loin. Physiquement, plusieurs photos frappent le visiteur. Un enfant brulé par une explosion recroquevillé et couvert de plaques, une autre amputée du bras. Des clichés évocateurs de la mort elle-même, sans vraiment la représenter, accentuent la force de l’exposition. Une main gisant dans une mare de sang autour de pansements impuissants. Une autre en état de décomposition abandonnée à même la terre. Des traces de doigt imprimés sur le plastique fondu d’une maison calcinée. Pas un corps ni un visage n’est visible, seule une main, on son empreinte, exposée comme le regret de n’avoir pu la saisir. 

Le choix d’Adriane Ohanesian fait passer les combats au second plan, pour inviter à réfléchir sur les conséquences du conflit, et sur la guerre en elle-même.  Sa représentation des combats est celle de civils luttant pour survivre apporte à cette exposition, techniquement parfaite, un témoignage poignant.

Waldemar de Laage

Une famille syrienne : la guerre vécue de l’intérieur

Affiche d’une famille syrienne, réalisé par Philippe Van Leeuw. Photo DR

Dans une Syrie bombardée et assiégée, une famille a choisi de rester dans son appartement. Le film Une famille syrienne, diffusé ce mardi au cinéma Le Méliès à Bayeux, nous plonge dans son quotidien durant vingt-quatre heures.

Voir la guerre de près et resserrer la focale. C’est ce que fait Philippe Van Leeuw avec son film sorti en septembre 2017. Ce huit-clos nous immerge dans la guerre syrienne. Le réalisateur promène sa caméra à travers l’appartement d’une ville assiégée, soumise aux bombardements. Bibelots, cadres, livres… Il a fallu toute une vie pour construire ce que la mère de famille n’est pas prête à abandonner. L’appartement donne sur la rue, les snipers prennent les civils pour cible. À travers les rideaux, un vieil homme observe la scène, les larmes aux yeux. Le spectateur, qui ne quittera plus l’appartement, arrive là, in medias res, dans ce véritable « théâtre » de guerre.

« Laisse le monde dehors, il ne vaut plus rien »

Le film se déroule sur vingt-quatre heures, d’un matin à l’autre. Il s’ouvre sur la scène du vieil homme, le grand-père. Il s’achève de la même manière, le regard et les larmes aux yeux. « Laisse le monde dehors, il ne vaut plus rien », dit-il à sa belle-fille. C’est uniquement à travers les rideaux, les fenêtres et l’œilleton de la porte barricadée qu’ils observent le conflit. Mais c’est finalement ce qui ne se voit pas qui est le plus terrible. Le sniper qui menace, le point rouge qui apparait sur le front, les bombes, les allers et venues d’intrus dans l’immeuble, invisibles mais bruyants. Le spectateur partage l’angoisse et la tétanie des personnages.

Les personnages sont rassemblés dans la cuisine après avoir entendu des intrus dans l’immeuble. Capture d’écran extraite de la bande annonce d’Une famille syrienne ».

Van Leeuw choisit de s’attacher à l’ordinaire dans un contexte d’horreur. Oum Yazan, la mère, est obsédée par la propreté et l’ordre de sa maison, sûrement pour avoir un semblant de contrôle face au chaos extérieur. La vie de famille et les comportements sont cependant régis par la guerre. À la moindre alerte, le règle est la même. « Tous à l’abri dans la cuisine, ce sont les ordres de ton père », assène Oum à sa plus jeune fille quand celle-ci ne respecte pas le protocole.

La porte d’entrée barricadée a un rôle central et en devient un personnage à part entière. C’est une frontière avec le monde extérieur. Le thème clé de ce film, c’est bel et bien la survie. Tout au long de ce récit, le spectateur évolue dans un climat familial, d’entraide et de solidarité. La famille accueille chez elle un couple de voisins et leur bébé.

Mais une scène insupportable vient briser cet équilibre. Alors que la voisine se fait violer par deux intrus, la famille est tiraillée entre sortir l’aider ou rester enfermée dans la cuisine. Cette hésitation symbolise toute la complexité du film. Loin de tout manichéisme, il propose une vision contrastée plus proche de la réalité.

Alerter sur la situation des civils syriens. Etait-ce là l’intention principale du réalisateur ? Pendant une heure et demie, le spectateur se retrouve lui aussi piégé entre les quatre murs de cet appartement, entre peur et oppression. La souffrance révélée dans ce film est également à voir comme un message envoyé aux opposants à l’accueil de réfugiés.

Perrine Juan