L’impossible retour des ex-enfants-soldats ougandais

L’écrivain franco-états-unien Jonathan Littell effectue ses premiers pas dans la réalisation avec « Wrong Elements ». Projeté au cinéma le Méliès de Bayeux, son documentaire évoque le devenir des enfants enlevés en Ouganda à partir de 1989. Il retrouve, 25 ans après, un groupe d’amis forcés à servir les intérêts de « l’Armée de Résistance du Seigneur » (LRA) opposée au pouvoir central.

Sa chemise multicolore sur les épaules, Nighty parle tranquillement. « J’ai vu une fille se faire fusiller parce qu’elle avait refusé un homme de 50 ans. » Comme beaucoup d’autres en Ouganda, Nighty a été enlevée par la LRA alors qu’elle n’avait que 13 ans. Depuis sa sortie du bush*, elle s’acharne à retrouver une vie normale. Pour son premier long-métrage, Jonathan Littell a choisi de s’intéresser à ces ex-enfants-soldats. Pendant un an, il s’est imprégné de leur quotidien, a travaillé avec des chercheurs et a suivi l’armée pour mieux comprendre ce conflit. 

En 25 ans, près de 60 000 adolescents ont été victimes de ce mouvement rebelle nommé LRA. « Guidé par des esprits », le jeune insurgé Acholi, Joseph Kony, a formé au fil des années une véritable armée en rébellion contre le gouvernement ougandais de Yoweri Museveni. Dans un seul but : créer un État fondé sur sa propre interprétation des dix Commandements de la Bible. Si le soutien populaire fut croissant, le mouvement n’a ensuite cessé de s’affaiblir. Aujourd’hui, il reste 200 membres actifs de la LRA. Joseph Kony, toujours en liberté, est visé par un mandat d’arrêt international depuis 2005, pour crimes contre l’humanité.

« On reste, on souffre, mais au moins on ne meurt pas ». 

Dans la ville de Gulu, au nord de l’Ouganda, le bruit des motos et des voitures est assourdissant. C’est ici que se retrouvent Mike et Geofrey, deux anciens enfants-soldats de la LRA, arrachés à leur famille respective à l’âge de 12 et 13 ans. « Les gars du bush ! », s’interpellent-ils en riant à gorge déployée. Le réalisateur Jonathan Littell les incite à retourner sur place pour reconstituer des scènes quotidiennes afin de solliciter leur mémoire. 

Ensemble, ils racontent leur passé sans tabou. Lucides. Souvent, ils en plaisantent. « C’est ici qu’on m’a tiré dessus », se souvient Geofrey, un immense sourire sur les lèvres. Malgré son humour d’apparat, il reste profondément marqué. Tant par les crimes qu’il a commis que par ceux qu’il a subi. Geofrey se souvient de sa première victime avec émotion. « Je me suis habitué à tuer, tuer n’est plus un crime après ». Tiraillés, ils sont souvent décrits comme des « bourreaux-victimes ». Les pauses musicales sur fond de forêt ougandienne sont de courtes respirations.

Lorsqu’ils reviennent dans le bush, les souvenirs affluent. Incapables de se dissiper. Dans la nuit, Geofrey voient les fantômes de ses victimes le hanter. Ses yeux, asséchés par la chaleur du bush, ne pleurent plus quand il se confie. Seul face à la caméra de Littell, il laisse paraître ses émotions. Et c’est là la force du réalisateur qui arrive à isoler ses interlocuteurs pour les faire parler sans filtre.

Premiers pas aboutis

Sur les 60 000 enfants enlevés par la LRA en Ouganda, moins de la moitié sont revenus vivants. Du moins survivants. Des années après leur retour, Nighty, Geofrey, Lapisa et Mike sont encore considérés comme des « wrong elements », discordant avec leur environnement. Ils n’ont jamais vraiment réussi à se réintégrer hors du bush, dans une société qui n’oublie pas leurs actions passées. 

Jonathan Littell réussit, avec son premier long-métrage, à dépeindre une réalité complexe et à livrer des témoignages rares. Malgré la forte volonté du cinéaste, le documentaire a du mal à rendre accessible la situation en Ouganda, méconnue du grand public. « Wrong Elements » touche presque une dimension philosophique. Brouillée comme les pistes dans le bush, la frontière entre le bien et le mal est bel et bien à l’intérieur de ces ex-enfants-soldats. 

Mathieu Marin et Aurélien Defer

* Bush : Arrière-pays peu habités de savane ou de forêts. C’est aussi l’endroit où la LRA se cachait et se cache encore.

 

 

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