Reporters occidentaux en Afrique : regards croisés

Quatre reporters occidentaux s’expriment sur le métier de reporter, en continent africain. Ne pas venir de la région est parfois un avantage, d’autre fois un inconvénient. Regards croisés sur les conditions de travail.

Avec les témoignages de Justine Brabant, Anthony Fouchard, Guillaume Lavallée et Jenna Le Bras et Adriane Ohanesian

Mathilde Hérard et Olympia Roumier

Adriane Ohanesian, informer et figer la beauté

Adriane Ohanesian est une photojournaliste états-unienne. Elle a couvert depuis 2010 la guerre au Soudan du Sud, le conflit au Darfour et se laisse porter par son art principalement en Afrique. Elle nous raconte l’histoire de trois de ses photographies.

4 leçons du Prix Bayeux-Calvados 2017

DIMANCHE 8 OCTOBRE. C’est le dernier jour du Prix Bayeux-Calvados. Après avoir suivi l’actualité quotidienne du festival, vient le temps du bilan. Retrouvez en quatre points ce que nous en avons retenu.

1 | Les contraintes sur le terrain

Au gré des projections et des témoignages de reporters, nous en avons appris davantage sur les contraintes avec lesquelles ils doivent composer sur un terrain de conflit. Une idée directrice est apparue lors des chambres noires : le travail des journalistes est souvent le fruit de circonstances (logistiques, politiques, économiques). En évoquant l’aéroport de Mossoul, Arnaud Comte (grand reporter à France 2) nous a notamment confié : « L’aéroport avait été annoncé comme repris mais nous, quand nous sommes arrivés, rien ne disait qu’il l’était. » 

Afin d’illustrer ces propos, voici un extrait de notre critique du film Un journaliste au front : « De l’idée d’un sujet à sa réalisation, la route est longue pour le pigiste. Un fixeur, personne chargée de l’accompagner et de traduire ses propos, l’abandonne ainsi en cours de route car « c’est trop dangereux ». Le projet de suivre des combattants irakiens tombe à l’eau. Il doit aussi se confronter à de longs moments d’attente avant la réponse d’une rédaction à un sujet proposé (…). C’est l’envers d’un décor qui est montré et le métier de reporter de guerre démystifié. »

Ainsi, le traitement de l’information n’est pas nécessairement affaire de choix, en tout cas pas seulement. L’apport des fixeurs, le passage des check-points, la coopération des combattants, l’imprévisibilité des événements ou encore les contraintes économiques, demeurent de nombreuses influences sur le travail des journalistes. 

2 | L’accent mis sur la photo

Vous avez pu le découvrir au fil de nos critiques d’exposition : la photo a occupé une grand place lors de l’édition 2017 du Prix Bayeux-Calvados. « Conflits oubliés, conflits de demain », de l’agence NOOR ; « L’exode de Mossoul » de Jan Grarup ; « Syrie : une exposition multimédia de l’AFP » (exposition multimédia de l’AFP) ; « Guerre contre la drogue aux Philippines : La ronde de Nuit » (exposition collective) ; « Bakhtiyar Haddad, 15 ans de guerre en Irak » (exposition collective) ou encore « Sud Soudan, point d’ébullition » d’Adriane Ohanesian. A travers les clichés, de nombreuses zones de conflit pouvaient être découvertes.

3 | Les choix éditoriaux

Comment montrer la guerre et les zones de conflit ? La question est vaste et peut se voir proposer différentes réponses. Premièrement, il y a la question de l’esthétisme. Peut-on dresser un portrait fidèle des combats armés en faisant preuve de parti-pris techniques, que ce soit par la narration, la photographie ou la musique ? Mosul, le film d’Olivier Sarbil – dont nous avons fait une critique – nous amène à y réfléchir. Primé dans le catégorie « Télévision Grand Format », son documentaire, produit pour Channel 4 News, traite la bataille de Mossoul en se rapprochant souvent de la fiction.

Par ailleurs, les productions sont la plupart du temps empreintes de militantisme. Sans se montrer manichéennes, elles offrent toutefois un point de vue engagé. Cela paraît évident : les reporters ne vont pas se faire partisans des répressions meurtrières et des conflits armés. Dans notre critique de l’exposition « Guerre contre la drogue aux Philippines : la Ronde de nuit », nous écrivions : « Si l’exposition permet de saisir ce qui se déroule aux Philippines [les meurtres, la répression, ndlr], la sélection de clichés crus, sans filtre, signe l’engagement de ses auteurs. Leur témoignage, au-delà d’informer les spectateurs, doit les amener à se révolter. » L’idéal d’objectivité, s’il peut paraître inatteignable, s’éloigne peut-être un peu plus lorsqu’on travaille sur des zones de conflit.

4 | Un point de vue essentiellement masculin et européen 

Cet élément fut particulièrement criant lors de la soirée de remise des prix du festival. Sur scène, le présentateur et le président du jury étaient des hommes ; les intervenants étaient essentiellement masculins ; les statuettes étaient remises par des femmes. 

De même, les reporters nommés dans les différentes catégories et le choix des sujets montrent un point de vue presque exclusivement européen. Le traitement massif du Moyen-Orient met en scène des sujets qui nous concernent le plus directement. Le Prix Bayeux-Calavados n’est pas en marge du reste de la société. Il la représente.

 

 

 

Soudan du Sud, une situation critique

Les femmes et les enfants font la queue tandis qu’une fille se fraie un chemin à travers la barrière pour recevoir de la nourriture d’urgence sur le site de l’ONU qui abrite plus de 38 000 personnes déplacées à Djouba, au Soudan du Sud, le 25 juillet 2016. Adriane Ohanesian

Lors de la 24e édition du Prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre, dix prix ont été attribués en radio, télévision et presse écrite. Aucun d’entre eux ne parle des conflits africains. Sur cinquante productions nominées, deux seulement portaient sur le Soudan du Sud, un conflit oublié.

La guerre civile au Soudan du Sud a déjà fait 300 000 morts et 4 millions de déplacés en quatre ans. Des chiffres qui s’apparentent à ceux du conflit syrien, beaucoup plus présent dans les reportages présélectionnés au Prix Bayeux-Calvados. Lors de la remise des prix, le président du jury, Jeremy Bowen, a expliqué, en parlant d’Alep et de Mossoul : “Ces conflits ont un impact direct sur nous en Europe”.

Peu de journalistes se rendent au Soudan du Sud pour couvrir la guerre civile. Adriane Ohanesian, reporter pour Reuters, a photographié le conflit entre 2011 et 2017 et expose cette année à Bayeux.

 

 

Cette photoreporter états-unienne  explique la faible couverture médiatique par l’accès au terrain pour les journalistes, comme beaucoup d’autres terrains de guerre. Mais, au Soudan du Sud, cet obstacle est d’autant plus important qu’il n’existe pas de ligne de front à proprement parler. Les combats s’étendent à tout le territoire sud soudanais. Aucun civil n’est donc épargné.

Crise migratoire

Chaque jour, 1 500 à 3 000 Sud Soudanais quittent leur pays. Sur une population de douze millions d’habitants, une personne sur trois est déplacée. Les sud soudanais fuient la guerre et la famine. La majorité des réfugiés s’installent dans les pays limitrophes : l’Ouganda, la République Centrafricaine, le Kenya ou encore l’Ethiopie. Selon les derniers chiffres du Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR), l’Ouganda totalise en 2017 plus de réfugiés (1 million), que tous les pays de la communauté européenne. Ce qui en fait le principal pays d’accueil en Afrique.J’ai fait plusieurs séjours au Soudan du Sud et toutes les familles que j’ai rencontrées ont été touchées par les atrocités de cette guerre. Ceux qui sont partis ne comptent pas rentrer, ils ne veulent pas infliger une autre guerre à leurs enfants”, explique Donatella Rovera, responsable crises et conflits à Amnesty international.

Comme c’est le cas pour de nombreux conflits, les populations les plus exposées aux effets des combats, sont les femmes et les enfants.

 
 

 

Des civils victimes d’exactions

Et, pour ceux qui restent, la situation est encore plus difficile : “Lorsque les civils sont arrêtés par les rebelles, ils sont maltraités car on les accuse de chercher à nourrir les forces du gouvernement. Quand les forces du gouvernement les arrêtent, ils sont accusés d’abriter les rebelles et sont traités avec violence”, précise Donatella Rovera. Les rebelles et les forces du gouvernement utilisent les mêmes méthodes : le massacre des hommes, le viol des femmes et des enfants, ainsi que la destruction des habitations. Elle conclut : “Pour  survivre au quotidien, les civils sacrifient les femmes pour aller chercher de la nourriture ou de quoi avoir un minimum de confort. Le viol des femmes est préférable à la mort des hommes.

Les camps de réfugiés sont devenus des bidonvilles. La population n’a plus la possibilité de cultiver des terres et les conditions sanitaires sont déplorables. “Mais ceux qui restent ne le font pas par choix. Ils sont juste prisonniers de ce pays “, souligne la journaliste Adriane Ohanesian.

           

 

Women and children stand in line while a girl forces her way through the fence in order to receive emergency food at the UN site that houses over 38,000 displaced people i Juba, South Sudan, July 25, 2016.

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Women and children stand in line while a girl forces her way through the fence in order to receive emergency food at the UN site that houses over 38,000 displaced people i Juba, South Sudan, July 25, 2016.

Difficiles interventions pour les ONG

Outre l’Organisation des Nations Unies (ONU), des organisations non gouvernementales (ONG) travaillent au Soudan du Sud. Sur place, Médecins Sans Frontières France a une équipe de soixante-treize expatriés français ainsi que 793 collaborateurs locaux . Leur travail sur le terrain se fait dans des conditions difficiles comme l’explique Jonathan Pednault, chercheur pour Human Rights Watch au Soudan du Sud, et chargé d’écrire les rapports de l’ONG depuis janvier 2016.

 

Deux hommes forts

Cette guerre civile est aussi un conflit entre deux hommes : Salva Kiir de l’ethnie des Dinkas et Riek Machar, de l’ethnie des Nuers, deux anciens combattants de l’APLS. À l’indépendance, Salva Kiir, alors président de la région du Sud, devient président du pays sans avoir été élu. Cet ancien militaire est secondé par Riek Machar, son vice-président. Des rivalités politiques éclatent et le 23 juillet 2013, Salva Kiir limoge l’intégralité de son gouvernement dont Riek Machar, candidat à la présidentielle 2015. Le 6 décembre Riek Machar dénonce « l’attitude  dictatoriale » du président. S’ensuivent de violents combats dans la capitale. Les forces de Kiir et de Machar s’affrontent à Djouba, la capitale, le 15 décembre. L’un dénonce une tentative de coup d’État de Machar, l’autre accuse Kiir de vouloir éliminer ses rivaux.

Riek Machar (à gauche) avec Salva Kiir (au centre).
          Riek Machar (à gauche) avec Salva Kiir (au centre).

Guerre politique et ethnique

Selon Marc Lavergne, chercheur au GREMMO et président de l’association Ressources et recherches humanitaires, ce conflit s’explique par les faits suivants :Machar et Kiir veulent accéder au pouvoir pour l’argent du pétrole, ils n’ont pas de programme, d’ambition pour leur pays. Ces hommes ont derrière eux des armées. Les seuls revenus qu’ils dégagent sont issus du pétrole. Avec la baisse du prix du pétrole, ils ont eu du mal à payer leurs soldats. Kiir et Machar leur expliquent alors que s’ils veulent des ressources, il leur faut piller et voler. Or cette situation a dégénéré et leur a échappé. À tel point que le Soudan du Sud se retrouve aujourd’hui dans une guerre civile.”

Selon Jonathan Pednault, c’est une guerre au départ politique qui s’appuie aujourd’hui sur des fondements ethniques.

     

 

16 000 Casques bleus

En janvier 2014, un traité de paix est signé entre les deux parties, non suivi d’effet. C’est seulement le 26 août 2015 que le président signe un accord de paix à Addis Abeba, en Éthiopie. L’entente prévoit la formation d’un gouvernement d’union nationale. Riek Machar revient d’exil et reprend son poste de vice président le 26 avril 2016. Entre le 8 et le 11 juillet de cette même année, les violences entre les deux camps atteignent leur paroxysme à Djouba. Bilan : 300 morts et 42 000 déplacés. Machar décide alors de repartir en exil. 4 000 soldats des forces de protection régionale sont mandatés. Ils s’ajoutent aux 12 000 casques bleus déjà sur place. 

La guerre civile persiste malgré la présence des ONG et de l’ONU. Depuis 2013, plus de 300 000 Sud Soudanais sont morts. “300 000, c’est autant de victimes qu’en Syrie”, appuie Michel Beuret, correspondant à Paris pour Radio Télévision Suisse. Les victimes de cette guerre sont, pour la plupart, mortes de faim. “L’aide alimentaire a du mal à arriver à cause des blocus de la part de l’État”, explique-t-il. En février 2017, un nouveau palier est franchi, l’ONU déclare l’état de famine. Le Soudan du Sud atteint un tel niveau d’effondrement que personne ne sait comment le pays va sortir de cette impasse.

Pour comprendre l’Histoire du Soudan du Sud, cliquez ici

Maxime Oliveira et Mariam Koné